VI
A LA GUERRE PAS, DE NEUTRES

Ils passèrent de l’Hypérion au Thor juste avant le coucher du soleil, sans incident. On transborda des armes, de la poudre et des munitions. Les chaloupes bondissaient sur les vagues avant de disparaître entre les crêtes de la forte houle.

Bolitho observait le spectacle du haut du gaillard de l’Hypérion, qui avait mis en panne et dont les voiles claquaient comme pour protester. Une fois de plus, il s’émerveillait de la beauté sauvage du coucher de soleil. La longue houle qui ondulait, tout comme les embarcations et leurs armements qui peinaient à la tâche, prenait des teintes de bronze mal poli. Autour de lui, les visages paraissaient irréels, des étrangers.

Lorsque deux chaloupes de l’Hypérion avec leurs trente hommes furent passées en sûreté, Bolitho les rejoignit à son tour dans le canot.

Il n’était pas plus tôt arrivé à bord du Thor qu’il vit les vergues de l’Hypérion pivoter et la silhouette sombre rétrécir. Il virait de bord pour suivre les deux bricks dans les dernières lueurs du couchant.

Si le capitaine de frégate Ludovic Imrie était ennuyé à l’idée de voir son amiral embarquer à bord de son modeste bâtiment, il n’en montra rien. Mais il manifesta en revanche une certaine surprise lorsque Bolitho lui annonça que non seulement il n’avait pas l’intention de porter ses épaulettes mais qu’il lui suggérait, en tant que commandant du Thor, de suivre son exemple. Il lui avait dit doucement :

— Vos gens vous connaissent parfaitement. Je crois qu’ils me connaîtront tout autant lorsque cette affaire sera terminée !

Bolitho oublia rapidement l’Hypérion et les autres au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient en direction de Puerto Cabello. Il avait senti la tension monter autour de lui lorsque le Thor avait renvoyé de la toile avant de se diriger au près serré vers la côte toujours invisible.

Les heures se succédaient, on entendait les voix feutrées des deux hommes placés dans les bossoirs pour sonder à intervalles réguliers. Il était ainsi possible de porter leurs indications sur la carte puis de les comparer aux notes prises par Bolitho après son entretien avec le capitaine de vaisseau Price.

Les bruits étaient aussi forts que trompeurs. Sur l’arrière, accrochée au bout de sa remorque, la citerne, peu facile à manœuvrer, exigeait que l’on pompât sans discontinuer. Imrie avait souligné que ce combat permanent avait commencé dans les heures qui avaient suivi l’appareillage. Que la mer se levât un tant soit peu, on risquait d’embarquer à tout moment, et, pour l’heure, avec les deux gros mortiers du Thor accompagnés de leurs servants à son bord, perdre la citerne était courir au désastre.

Bolitho rôdait sans repos autour de la dunette en se représentant la terre telle qu’il l’avait aperçue à la fin de l’après-midi. Il avait effectué une grimpette, cette fois jusqu’à la hune du grand mât, et avait réussi à apercevoir dans la brume qui se levait les amers légendaires de La Guaira. La chaîne montagneuse bleu-gris des monts de Caracas, et, plus loin dans l’ouest, les pics de la Silla de Caracas en forme de selle, impressionnants.

Penhaligon pouvait être fier de sa navigation, songea-t-il. Depuis qu’ils étaient à bord, Allday ne le quittait guère, et Bolitho entendait le souffle irrégulier de sa respiration, cependant que ses doigts jouaient sur le manche de son gros coutelas.

Instinctivement, il effleura une forme peu familière, la garde de son sabre accroché au ceinturon. La pensée de cette attaque dans les profondeurs d’un territoire ennemi occupait l’esprit de tous, mais Bolitho se doutait qu’Allday avait remarqué la décision qu’il avait prise : il avait laissé le vieux sabre de sa famille à bord de l’Hypérion. Il avait déjà manqué le perdre dans une autre occasion. Allday, qui s’en souvenait certainement, en déduirait que Bolitho l’avait laissé à Ozzard, de crainte de ne pas revenir.

Adam en hériterait un jour ; ce sabre ne devait plus jamais tomber aux mains de l’ennemi.

Un peu plus tard, dans la chambre exiguë d’Imrie, ils avaient travaillé sur la carte derrière les fenêtres de poupe calfeutrées. Le Thor était paré à combattre, mais ne pourrait jouer son rôle que si le premier acte réussissait. Du bout de ses pointes sèches, Bolitho suivait le contour des récifs, comme Price l’avait sans doute fait avant de s’échouer. Il sentait tous les autres qui se pressaient autour de lui. Imrie et son maître pilote, le lieutenant de vaisseau Parris et le second lieutenant du Thor qui devait couvrir l’assaut.

Bolitho se demanda en passant si Parris pensait toujours à la séance de fouet qui avait été annulée sur ordre de Haven. Ou bien encore s’il avait noté que Haven avait insisté pour que les deux coupables fissent partie du détachement. Tous les œufs pourris dans le même panier, songea-t-il.

Il sortit sa montre et l’approcha d’un fanal accroché assez bas.

— Le Thor jettera l’ancre d’ici une demi-heure. Nous mettrons immédiatement à l’eau toutes les embarcations, le canot d’abord. Il faucha sonder, mais pas plus que nécessaire. La discrétion est primordiale. Nous devons être en position à l’aube – et, se tournant vers eux : Des questions ?

Dalmaine, second lieutenant du Thor leva la main.

— Et que ferons-nous si l’espagnol est parti, amiral ?

Il était surprenant de voir comme ils s’exprimaient facilement, se dû Bolitho. Sans ses épaulettes intimidantes de vice-amiral, à bord de leur propre bâtiment, ils parlaient souvent entre eux de leurs idées, de leurs inquiétudes. L’ambiance ressemblait à celle d’une frégate ou d’une corvette, à l’identique.

— C’est que nous n’aurons pas eu de chance, répondit Bolitho avec le sourire – et, voyant que Jenour l’observait tout en tapotant la carte avec ses pointes sèches : Mais personne n’a rapporté de mouvement affectant leurs gros vaisseaux.

L’officier insista pourtant :

— Et la batterie, amiral ? En supposant que nous n’arrivions pas à nous en emparer par surprise ?

Ce fut Imrie qui répondit.

— Dans ce cas, monsieur Dalmaine, je serais au regret de penser que la confiance que nous avons placée dans vos mortiers était malvenue !

Les autres éclatèrent de rire. C’était le premier bon signe.

Bolitho reprit :

— Nous détruirons donc la batterie, puis le Thor s’engagera entre les bancs de sable. Ses caronades seront plus nombreuses qu’il ne faut s’il y a des chaloupes armées… – il se mit précautionneusement debout pour éviter les barrots – … et alors, nous attaquerons.

— Et s’ils nous repoussent, sir Richard ? lui demanda Parris.

Leurs regards se croisèrent par-dessus la petite table qui les séparait. Bolitho l’observait, avec sa bonne tête de gitan, cette naïveté et presque cette innocence que l’on percevait dans la voix. Un homme de l’Ouest, probablement originaire du Dorset. Les paroles sans fard d'Allday lui revinrent en mémoire, et il songea à la miniature qu’il avait aperçue dans la chambre de Haven.

— Il nous faut couler le galion, l’incendier si possible. Cela n’empêchera pas forcément de le renflouer, mais le retard à l’encaissement sera considérable pour le trésor espagnol !

— Je vois, amiral – Parris se frottait le menton. Le vent adonne, cela pourrait nous être utile.

Il s’exprimait sans émotion aucune, non comme un officier qui risque un beau matin de mourir le lendemain ou de hurler sous le scalpel d’un chirurgien espagnol, mais comme quelqu’un qui est habitué à commander.

Il réfléchissait aux différents cas possibles. Supposons que, et si, peut-être…

Bolitho se tourna vers lui.

— Alors, messieurs, nous y allons ?

Ils lui rendirent son regard. Savaient-ils exactement ce qu’il lui arrivait ? se demandait-il. Continueraient-ils de faire confiance à son jugement ? Mais il sourit, nonobstant ces pensées moroses. Haven, lui, ne faisait confiance à personne ! Imrie lui dit, d’une voix chaleureuse :

— Eh ben, sir Richard, nous serons riches avant midi !

Ils quittèrent la chambre, obligés de se courber et de trouver leur chemin comme des infirmes. Bolitho attendit d’être seul avec Imrie.

— Je tiens à vous dire une chose : si je tombe, ce sera à vous de décider s’il convient de tout annuler.

Imrie le regardait, tout pensif.

— Si vous tombez, sir Richard, ce sera parce que je vous aurai manqué – il examina rapidement sa chambre minuscule. Vous verrez, amiral, vous pourrez être fier de nous !

Bolitho sortit dans la nuit pour aller admirer les étoiles, le temps de remettre de l’ordre dans ses pensées.

Pourquoi ne s’habituait-on jamais à ce genre de chose ? Cette fidélité sans faille. Leur loyauté réciproque, dont tant de gens au pays n’avaient pas idée, ou dont ils se moquaient éperdument.

Le Thor jeta l’ancre et, pendant qu’il évitait sur son câble dans un courant assez fort, on descendit à la main les premiers canots par-dessus bord, d’autres se balançant au bout de leurs palans, le tout exécuté avec une telle rapidité, ne put s’empêcher de se dire Bolitho, parce que le commandant avait entraîné ses hommes dans cette perspective depuis qu’il avait quitté Port-aux-Anglais.

Il s’installa dans la chambre du canot, qui même dans l’obscurité, paraissait lourdement chargé et bas sur l’eau avec sa cargaison d’hommes et leur armement. Depuis qu’il s’était débarrassé de son manteau et de sa coiffure, on aurait tout aussi bien pu le prendre pour un lieutenant de vaisseau, un Parris.

Allday et Jenour étaient serrés contre lui. Allday examinait les nageurs d’un œil critique quand soudain l’aide de camp lui dit, tout excité :

— Ils ne voudront jamais me croire !

Bolitho devina que ce « ils » désignait ses parents.

Cela donnait une idée assez fidèle de tous ceux qui se trouvaient sous ses ordres. Commandants ou marins, ils se comportaient plus comme des fils que comme des pères de famille.

Il entendit le grincement des longs avirons. La citerne se dégageait du flanc du Thor, les embruns jaillissaient sous les pales. Puis deux chaloupes supplémentaires passèrent à leur tour leurs remorques.

Son plan était insensé, mais il pouvait réussir. Il dégagea sa chemise de sa peau. Sueur ou embruns, il n’aurait su dire. Il essaya de se concentrer sur le minutage, les sons étouffés, le battement régulier des avirons. Il n’osait même pas se retourner pour vérifier si les autres suivaient.

Les canots étaient à la merci des courants et des effets de la marée autour des bancs de sable submergés. De temps en temps, l’eau gargouillait sous la quille et, juste après, il fallait pousser sur les avirons pour ne pas partir dans la mauvaise direction.

Il imaginait Parris, à la tête du détachement principal, Dalmaine, qui avait embarqué à bord de l’allège avec ses mortiers. Tous ses hommes étaient obligés d’écoper pour rester à flot. Si près de la rive, il n’osait pas faire usage des pompes.

Il entendit un cri d’étonnement dans les bossoirs, et le bosco ordonna d’une voix rauque :

— Lève-rames, les gars !

Les pales immobilisées dégoulinaient des deux bords. Le canot pivota dans le chenal comme une sauvage créature marine. Un homme se rendit à l’arrière et fixa Bolitho pendant plusieurs secondes. Il lui dit enfin :

— Vaisseau à l’ancre droit devant, amiral !… – il hésita, comme s’il se rendait compte soudain qu’il s’adressait à son amiral – Pas gros, amiral, peut-être une goélette !

Jenour grogna :

— Une sacrée chance ! Nous n’arriverons jamais…

Bolitho se retourna :

— Masquez le fanal de poupe !

Il priait le ciel que Parris le vît à temps. Si l’alerte était donnée à cet instant, ils seraient à découvert. Il était trop tard pour rebrousser chemin, impossible de longer le navire à l’ancre sans recevoir de sommation. Il s’entendit ordonner :

— Parfait, patron, remettez en route. Mais sans à-coups, à présent.

Il avait encore dans l’oreille le ton calme de Keen lorsqu’il s’adressait à ses canonniers avant la bataille, tel le cavalier apaisant sa monture trop nerveuse.

— A nous. On continue.

Il essayait de faire porter chacun de ses mots, mais il aurait pu aussi bien parler dans le désert ou s’adresser à un canot vide.

— Patron, venez donc un brin sur bâbord.

Il entendit un grincement métallique puis un officier marinier qui s’emportait à voix basse :

— Non, n’approvisionnez pas ! Le premier qui tire se ramassera mon poignard dans la bedaine !

Et soudain il le vit. Une haute mâture qui traçait des cercles, des voiles ferlées, un feu de mouillage à demi masqué qui jetait quelques lueurs dorées sur les enfléchures. Bolitho le regarda fixement, tandis que le canot glissait lentement en direction de ses bossoirs et du long boute-hors.

Pourquoi était-il là, à cet endroit ?

Il entendit le bruit des avirons que l’on rentrait à bord avec un soin étudié, l’agitation soudaine à l’avant, là où un marin à l’œil particulièrement acéré avait aperçu cet inconnu inattendu. Allday murmura d’une voix pressante :

— Allez, venez donc, mes petits salauds, laissez-moi vous régler votre sort !

Bolitho se dressa. Le boute-hors dansait au-dessus de sa tête, le courant les menait sur la coque comme un morceau d’épave. Jenour était accroupi près de lui, sabre dégainé, la tête rejetée en arrière comme s’il s’attendait à entendre un coup de feu.

— Le grappin !

Il jaillit par-dessus le pavois comme le canot tossait sur la muraille.

— Sus à eux, les gars !

L’homme avait beau parler bas, son cri résonna comme une trompette. Bolitho sentit qu’on lui donnait des coups de pied et se trouva entraîné par-dessus bord. Il essaya d’empoigner un bout, de trouver une main courante puis, avec un élan qui ressemblait à de la furie, ils atterrirent sur le pont du vaisseau.

Une silhouette surgit en courant de derrière le mât de misaine, mais son cri d’alarme fut coupé net par le coup de gourdin que lui donna un marin. Deux autres formes tentèrent de se lever, Bolitho comprit que l’équipe de quart au mouillage s’était assoupie.

Ses hommes étaient comme des furieux, il dut crier :

— Doucement, les gars ! Assurez !

Puis il entendit une voix qui dominait le reste, dans une langue qu’il ne connaissait pas. Jenour cria :

— Un suédois, amiral !

Bolitho vit son détachement d’abordage se rendre maître de l’équipage. Isolés ou par petits groupes, les hommes se faisaient ramasser au fur et à mesure qu’ils sortaient par les deux panneaux, complètement ébahis de ce qui leur tombait dessus.

Il entendit un bruit étouffé d’avirons, devina que Parris arrivait avec l’une de ses chaloupes. Il s’attendait sans doute à recevoir un accueil sanglant, comme une décharge des pierriers.

— Demandez donc à Mr. Parris s’il n’aurait pas un Suédois parmi ses hommes ! fit sèchement Bolitho.

Comme la plupart des vaisseaux de guerre, l’Hypérion comptait à son bord un certain nombre de marins étrangers. Certains avaient été capturés, d’autres s’étaient engagés. On trouvait même des marins français qui avaient signé avec leur ennemi de toujours pour échapper à la perspective sinistre des pontons sur la Medway.

Une silhouette arrivait à l’avant et Allday grommela :

— Pas un pas de plus, Mounseer[6] ! qui que vous soyez !

L’homme le fixa avant de cracher :

— Pas besoin de trouver un interprète, je parle anglais… et sans doute mieux que vous !

Bolitho remit son sabre au fourreau pour se donner le loisir de réfléchir. Cette goélette était parfaitement inattendue. Mais elle n’en constituait pas moins un problème. La Grande-Bretagne n’était pas en guerre avec la Suède. Encore que, sous la pression de la Russie, la chose eût failli se faire. Un incident maintenant et… Bolitho répondit sèchement :

— Je suis officier du roi. Et vous ?

— Je suis le capitaine, je m’appelle Rolf Aasling. Et je puis vous assurer que vous regretterez toute votre vie ce… cet acte de piraterie !

Parris passa une jambe par-dessus la lisse et examina les alentours. Il n’était même pas essoufflé. Il annonça d’un ton très calme :

— Elle s’appelle la Spica, sir Richard.

Le dénommé Aasling ouvrit des yeux ronds :

— Sir Richard ?

Parris se tourna vers lui dans l’ombre.

— Précisément. Je vous prie donc de surveiller votre façon de parler.

— Je regrette ce désagrément, monsieur, reprit Bolitho. Mais vous avez mouillé dans les eaux ennemies. Je n’ai pas eu le choix.

L’homme se pencha en avant, à toucher le coutelas immobile d’Allday.

— J’ai un comportement pacifique. Vous n’avez pas le droit…

Mais Bolitho le coupa :

— J’ai tous les droits.

En fait, il n’en avait absolument aucun, mais les minutes étaient comptées. Ils devaient mettre les mortiers en position, l’attaque devait commencer dès que le mouillage serait suffisamment éclairé. A tout moment, un piquet de garde sur le rivage pouvait remarquer qu’il se passait des choses anormales à bord de la goélette. Un canot de patrouille risquait de la héler et, même si les hommes de Parris s’en rendaient maîtres, l’alerte serait donnée. Et la citerne sans défense, le Thor lui-même s’il tentait d’intervenir seraient balayés.

Bolitho se tourna vers Parris et lui dit en baissant le ton :

— Prenez quelques hommes avec vous et allez voir ce qui se passe en bas.

Son regard s’habituait au pont de la goélette et à son gréement bien étarqué. Elle possédait plusieurs pièces, ils avaient embarqué des pierriers là où ils avaient pris pied à bord et on en voyait d’autres encore près de la barre. Ils avaient eu de la chance. Le navire n’avait pas l’allure d’un corsaire et les Suédois se tenaient plutôt à l’écart des flottes française et britannique. Alors, bâtiment de commerce ? Pourtant, il était fortement armé pour sa taille.

Le capitaine s’exclama :

— Je vous prie de quitter mon navire, monsieur, et d’ordonner à vos hommes de libérer les miens !

— Que faites-vous ici ?

La question le laissa pantois.

— Je fais du commerce. C’est parfaitement légal. Je ne tolérerai pas plus longtemps…

Parris, qui était revenu et se tenait près de Jenour, annonça tranquillement :

— En dehors du tout-venant, sir Richard, le navire a embarqué de l’argent espagnol. Destiné aux Grenouilles, si je ne me trompe pas.

Bolitho mit ses mains dans son dos. La chose paraissait vraisemblable. Ils avaient frôlé de peu l’échec. Et ce n’était peut-être pas terminé. Il reprit :

— Vous m’avez menti. Votre bâtiment est déjà chargé et prêt à partir – et, voyant à son ombre que l’homme reculait d’un pas : Vous vous préparez à appareiller avec le convoi de galions espagnols, fit-il observer. Exact ?

L'homme hésita, avant de murmurer :

— Ce bâtiment est neutre. Vous n’avez aucune autorité pour…

Bolitho montra ses hommes.

— Pour le moment, monsieur, s’il y a une chose que j’ai c’est bien celle-là ! A présent, répondez-moi !

Le patron de la Spica haussa les épaules.

— Ces eaux pullulent de pirates… – et, relevant le menton sous l’effet de la colère – … de vaisseaux de guerre ennemis aussi, d’ailleurs !

— Ainsi donc, vous aviez l’intention de rester avec les vaisseaux espagnols le temps de vous retrouver eu haute mer ?

Il attendit un peu, sentant que l’homme perdait de sa superbe et commençait à prendre peur.

— Vous feriez mieux de me dire ça tout de suite.

— Après-demain – et lâchant enfin le morceau : Les vaisseaux espagnols appareilleront lorsque…

Bolitho essaya de cacher son excitation. Donc, plus d’un vaisseau. L’escorte pouvait très bien arriver de La Havane, ou peut-être se trouvait-elle déjà à Puerto Cabello. S’il perdait son sang-froid, tout ce beau monde risquait fort de leur tomber dessus. Il sentait le regard de Parris sur lui. Lui, qu’aurait-il fait ? Il reprit :

— Vous allez vous préparer à lever l’ancre, capitaine – et, sans se soucier de ses protestations véhémentes : Monsieur Parris, informez Mr. Dalmaine puis faites approcher les embarcations que nous allons prendre en remorque.

Le Suédois se mit à hurler :

— Je n’en ferai rien ! Je ne veux pas être mêlé à cette folie ! – et, avec un air de triomphe qui visiblement le gagnait : Les canons espagnols vont nous tirer dessus si j’essaie d’entrer sans en avoir reçu l’ordre !

— Vous possédez un signal de reconnaissance ?

Aasling baissa les yeux :

— Oui, monsieur.

— Alors, utilisez-le, je vous prie.

Il tourna la tête en entendant Jenour qui murmurait d’une voix inquiète :

— La Suède pourrait bien considérer qu’il s’agit là d’un acte hostile, sir Richard.

Bolitho examinait attentivement la grosse masse sombre de la terre.

— La neutralité est de la responsabilité de celui qui la pratique, Stephen. Le temps que la nouvelle parvienne à Stockholm, j’espère que tout ceci sera réglé et oublié ! En temps de guerre, ajouta-t-il sèchement, il n’y a pas de neutres qui tiennent ! J’ai connu pléthore de gens comme lui, occupez-vous donc de le placer sous bonne garde – et, haussant le ton de manière que le patron pût l’entendre : Un seul signe de trahison, et je le fais hisser en bout de vergue. Du haut de son gibet, il pourra voir à quoi l’aura conduit sa folie !

On entendait des marins qui grimpaient à bord avec leurs armes. Ceux-là, qu’avaient-ils donc à faire de neutralité et de tous ceux qui, à l’abri de ce statut, faisaient leurs petites affaires ? Pour ces esprits simples, il y avait les amis et les ennemis. Sans quoi, on appartenait à la catégorie de ceux qu’Allday appelait les mounseers.

— Répartissez vos hommes un peu partout, monsieur Parris. Si nous sommes balayés à la première tentative…

Parris sourit de toutes ses dents dans l’obscurité.

— Après ce qui vient de se passer, sir Richard, je crois que j’avalerais n’importe quoi.

— Cela risque fort de vous arriver, répondit Bolitho en se frottant l’œil.

Parris s’éloigna. Il connaissait chacun des hommes par son nom et Bolitho remarqua le ton familier sur lequel ils lui répondaient. Pas besoin de se demander pourquoi l’équipage de la goélette se faisait tout petit. Les marins anglais s’activaient sur ce pont inconnu comme s’ils n’avaient fait que cela toute leur vie.

Bolitho se souvint de ce que lui disait son père, avec ce ton de fierté ému qu’il prenait toujours lors qu’il parlait de ses marins : « Mets-les sur le pont de n’importe quel bâtiment, par nuit noire. En quelques minutes, ils auront déjà grimpé en haut, tant ils connaissent à fond leur métier ! »

Mais à quoi cela lui servirait-il ? se demandait-il.

— Cabestan armé, amiral !

C’était un aspirant du nom de Hazlewood, âgé de treize ans et dont l’Hypérion était le premier embarquement.

Bolitho entendit Parris qui lui ordonnait sèchement de rester à portée de voix.

— Aujourd’hui, je n’ai pas besoin de héros, monsieur Hazlewood !

Cela lui rappelait Adam au même âge.

— On s’en va, les gars !

Un autre bavard répondit dans l’ombre :

— Notre Grand Dick va récupérer un peu d’or espagnol et nous payer la tournée, pas vrai ?

Mais un officier marinier pète-sec le fit taire immédiatement. Bolitho, qui se tenait près du pilote, essaya de cacher le sentiment de sympathie que lui inspirait l’homme.

Après la nuit qui venait de s’écouler, sa vie allait certainement être changée. Une chose était sûre : il ne commanderait plus jamais de vaisseau.

— Haute et claire, amiral !

— Du monde aux bras !

Les pieds nus glissaient sur le pont détrempé. La goélette, libérée de ce qui la retenait au fond de la mer, commença à abattre. La grand-voile se gonfla au-dessus des silhouettes accroupies, les haubans vrombissaient et vibraient sous la tension.

Bolitho s’accrocha à un pataras. Il se contraignit à garder le silence : tant que la goélette n’aurait pas pris suffisamment d’erre pour mettre cap à l’est avec son cortège d’embarcations, leur attaque était à la traîne.

Parris donnait le sentiment d’être partout à la fois. Si la victoire leur souriait, il risquait de se retrouver le plus ancien dans le grade le plus élevé. Bolitho se sentit soudain surpris de considérer aussi froidement la perspective de sa propre mort.

Parris traversa le pont et s’approcha de lui :

— Permission de charger, sir Richard ? Je crois qu’il vaut mieux charger les six-livres à la double, et cela prend un certain temps.

Bolitho acquiesça. Cette précaution était judicieuse.

— Faites. Et pendant que j’y suis, monsieur Parris, dites bien à vos hommes de surveiller l’équipage. En conscience, je ne pourrai pas les garder enfermés en bas si les batteries nous tirent dessus avant que nous avons eu le temps de nous échapper. Cela dit, je n’accorde pas la moindre confiance à ce genre de gaillards !

Parris se mit à sourire :

— Dacie, l’aide-bosco, s’y connaît en la matière, sir Richard !

Des silhouettes allaient et venaient sans bruit près des pièces.

Bolitho entendait les hommes qui discutaient à voix basse tout en préparant des réserves de poudre et de boulets. Là, ils faisaient quelque chose qu’ils comprenaient, qu’on leur avait enfoncé dans le crâne chaque jour depuis que, de gré ou de force, ils servaient à bord des vaisseaux du roi.

Jenour semblait avoir quelques notions de suédois et essayait de discuter vaille que vaille avec le pilote de la Spica. L’homme finit par extraire deux grands pavillons de son coffre et l’aspirant Hazlewood les frappa immédiatement sur leurs drisses.

Bolitho traversa le pont, observant les visages, examinant en détail à quels endroits on avait posté les hommes. Au-dessus de lui, le grand hunier de la Spica était établi et se gonflait sur sa vergue. On sentait monter une espèce d’excitation générale que même le chant anxieux de l’homme de sonde ne parvenait pas à rabattre. Il imaginait sans peine la coque élancée qui plongeait gracieusement dans les eaux du chenal au milieu des bancs de sable invisibles, avec parfois à peine quelques pieds sous la quille. En plein jour, il aurait certainement discerné l’ombre portée de la goélette sur le fond.

— Toutes les pièces sont chargées, amiral !

— Très bien.

Il se demandait comment se débrouillait le lieutenant de vaisseau Dalmaine, qu’il avait abandonné avec ses deux mortiers de treize pouces. Si leur attaque échouait et si le Thor ne parvenait pas à récupérer les hommes de l’allège, Dalmaine avait reçu pour consigne de gagner la terre et de se rendre. Bolitho fit la grimace. Il savait bien ce qu’il ferait s’il se trouvait lui-même dans cette situation, ce que ferait d’ailleurs tout marin. Les marins se méfient de la terre. Là où les autres hommes verraient dans la mer une ennemie ou une barrière qui les empêcherait de s’échapper, des hommes de la trempe de Dalmaine tenteraient leur chance, même à bord d’une malheureuse baille comme une allège.

Jenour vint le rejoindre près de la barre.

— J’ai un peu discuté avec ce pilote suédois, sir Richard.

Bolitho se mit à sourire : cet officier ne pouvait se retenir.

— Nous sommes tout ouïe.

Jenour lui désigna une direction dans l’obscurité.

— Il dit que nous avons dépassé la batterie. Le plus gros des galions est mouillé devant la première forteresse… Il s’appelle la Ville-de-Séville, ajouta-t-il non sans fierté.

Bolitho lui posa la main sur le bras.

— Voilà qui est bien joué.

Il revoyait les repères portés sur la carte. Les choses étaient exactement telles que Price les avait décrites, avec cette forteresse flambant neuf qui s’élevait au-dessus de la mer sur un socle de rochers. L’homme de sonde cria :

— Deux brasses !

— Seigneur tout-puissant ! murmura Parris.

— Abattez d’un quart, lui ordonna Bolitho – puis, essayant de reconnaître les gens parmi les ombres rassemblées près de l’habitacle : Qui est-ce, celui-là ? demanda-t-il.

— Laker, amiral !

Bolitho détourna le regard. Il en était sûr. Le marin qui avait été puni du fouet. Laker annonça :

— En route est-quart-sud, amiral !

— Et sept brasses !

Bolitho serra les poings. Le temps pour l’homme de sonde de jeter sa ligne puis de la récupérer, la Spica serait déjà sortie des récifs pour retrouver des eaux plus profondes. Mais, si la carte et les rares renseignements qui y étaient portés étaient faux…

— Quinze brasses !

Même l’homme de sonde était tout joyeux. Il ne s’était pas trompé, ils étaient passés.

Il se dirigea vers le tableau et jeta un coup d’œil aux embarcations à la traîne. On distinguait sur leur étrave le bouillonnement de l’écume qui peignait la mer de lueurs phosphorescentes.

— Le soleil va se lever d’une minute à l’autre, sir Richard, fit Allday – il semblait nerveux. Je s’rai ben content de le voir redisparaître une fois de plus, y a pas d’erreur.

Bolitho fit jouer sa lame dans son fourreau. Il se sentait bizarre sans son vieux sabre. Il voyait Adam qui le portait comme si c’était le sien, le doux visage de Belinda lorsqu’on lui annonçait qu’il avait péri. Il répondit d’une voix rauque :

— Assez de pensées noires comme ça, mon vieux ! Nous avons connu pire !

Allday le regardait, son visage buriné caché dans l’ombre.

— Je l’savais ben, sir Richard. C’est juste comme ça, quelquefois ça me prend…

Ses yeux se mirent soudain à briller et Bolitho empoigna son gros avant-bras :

— Le soleil. Ami, ennemi ? Je ne sais trop.

— Paré à virer !

Parris restait imperturbable.

— Deux hommes de mieux sur les bras de misaine, Keats.

— Bien, commandant.

Bolitho essayait de se souvenir du visage de cet officier marinier, mais au lieu de cela, il en revoyait d’autres, plus anciens. Les fantômes de l’Hypérion resurgissaient pour le regarder. Ils avaient attendu toutes ces années, depuis leur dernier combat. Pour l’accueillir parmi eux, comme un des leurs peut-être ?

Cette pensée lui fit froid dans le dos. Il détacha le fourreau de ses bélières et le posa plus loin tout en soupesant le sabre dans ses mains.

Il y avait plus de lumière, les lueurs se répandaient à la surface de l’eau. On apercevait la terre sur tribord, allongée, sans forme. L’éclair d’un rayon de soleil sur une fenêtre, quelque part, une flamme en tête de mât qui émergeait aux premières lueurs comme le fer de la lance que pointe un chevalier.

La forteresse était presque dans l’axe du boute-hors et formait un contraste brutal avec la terre qui s’étendait sur ses arrières.

Bolitho laissa retomber son sabre et se rendit soudain compte qu’il avait mis son autre main dans sa chemise. Il sentait son cœur battre sous sa peau brûlante et moite. Et pourtant, il avait l’impression d’être glacé, froid comme de l’acier.

— Et le voilà !

Il avait vu les têtes de mâts du gros vaisseau mouillé sous la forteresse. C’était certainement lui, le galion de Somervell. Mais pourtant, au lieu de Somervell, il crut voir les yeux de Catherine fixés sur lui. Fière, séductrice. Mais lointaine.

Pour s’arracher à ses divagations, il leva lentement le bras gauche jusqu’au moment où l’astre du jour qui montait illumina le sabre, comme s’il l’avait plongé dans de l’or en fusion.

Le fracas de la mer faisait rage des deux bords. Du vent, des embruns, les claquements violents du gréement et des haubans, tandis que le pont s’inclinait sous l’effet du virement de bord. Bolitho cria :

— Regardez donc par-là, les gars ! Un beau spectacle en vérité !

Mais tous se turent : seuls les fantômes de l’Hypérion pouvaient comprendre.

 

A l'honneur ce jour-là
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